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Fraudes à la formation professionnelle : l’inertie coupable de Sapin

Constamment prônée pour remédier au chômage en améliorant « l’employabilité », la formation professionnelle (et son magot de plus de 30 milliards d’euros) est pourtant sévèrement critiquée depuis des dizaines d’années pour l’inefficacité de son fonctionnement nébuleux. De nombreux trafics en tous genres s’y nichent et y prospèrent sereinement : innombrables vendeurs de vent, dangereux gourous et, surtout, des escrocs désormais organisés en véritables réseaux qui détournent en toute impunité des millions destinés aux chômeurs et aux salariés les moins qualifiés.

Médiapart a récemment détaillé l’impressionnante organisation de l’un de ces réseaux quasi-mafieux qui aurait déjà détourné plus de 40 millions d’euros. Malgré cela et les protestations de quelques rares parlementaires, la nouvelle loi fait encore l’impasse sur la question du contrôle.

L’insuffisance du contrôle dénoncée depuis 20 ans

Le sujet est devenu un marronnier. Chaque année les médias s’offusquent de l’opacité et de la complexité du système de financement de la formation professionnelle. Ce journalisme superficiel se focalise sur le financement du paritarisme (66 millions soit 0,2%) et ses corporatismes qui seraient à l’origine de tous les maux. Mais le sujet crucial du contrôle de l’utilisation de ces fonds est systématiquement éludé.

L’investigation n’est pourtant pas si difficile : il suffirait de se plonger dans les multiples rapports que le parlement, la cour des comptes ou l’inspection générale des affaires sociales ont consacré au sujet pour relever que depuis 20 ans, les plus hautes instances de la République ont toutes souligné l’importance du contrôle et alerté sur la faiblesse des moyens qui y sont affectés :

 En mai 1994, auditionné par la commission d’enquête sur « l’utilisation des fonds consacrés à la formation professionnelle » , le ministre du travail Michel GIRAUD reconnaissait lui-même que «  l’État a complètement démissionné de ses responsabilités dans ce domaine, sans aucune justification. Il apparaît aujourd’hui clairement que les abus que l’on a recensés dans la collecte et dans la formation elle-même n’ont pu être commis que faute d’une volonté politique. Ces carences se sont traduites par le délaissement de la fonction de contrôle de l’État. » ;

 En juin 1999, le rapport parlementaire « Les sectes et l’argent » calculait amèrement qu’un organisme de formation avait une chance d’être contrôlé tous les 84 ans ;

 Début 2012, la cour des comptes fustigeait, comme en 2000 déjà, « l’insuffisance de moyens [affectés aux SRC] qui se sont aggravés au cours des dix dernières années » alors que «  le champ couvert par cette activité de contrôle est considérable » puisqu’il « concerne un volume financier d’environ 30 milliards d’euros ». Elle précisait « alors même que les masses financières à contrôler ont augmenté de 70% en dix ans et la masse contrôlable moyenne par agent s’élevait à 130 millions en 2000 (niveau très élevé que le ministre […] s’était engagé à diviser par deux), elle est aujourd’hui de 185 millions » ;

 En 2011, le fameux rapport Perruchot constatait lui aussi que « le rendement des contrôles qui existent déjà peut laisser pantois : en 2010 […] 4 000 contrôles sur un champ qui représentait plus de 200 millions d’euros, aurait débouchés sur 30 millions d’euros de redressements, ce qui représente de fait un taux très élevé d’irrégularités découvertes  ».

 La formation professionnelle permet également aux organismes de formation à dérives sectaires de pénétrer les entreprises et d’abuser de la crédulité des stagiaires. L’UNADFI, la principale association de défense des victimes de secte, la qualifie de «  mine pour les sectes  » . Ce qui faisait réagir le secrétaire d’État chargé de l’emploi : « On va tripler les personnels de contrôle pour lutter contre ce cancer des sectes dans la formation professionnelle ». Sans aucun effet.

 Enfin, TRACFIN la cellule de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme classe la formation professionnelle comme l’un des quatre secteurs les plus sensibles au blanchiment de capitaux.

A quoi servent toutes ces commissions d’enquêtes parlementaires, audits et rapports s’ils ne sont jamais suivis d’actions correctives ?

A l’origine des fraudes : des OPCA laxistes et un contrôle régalien démuni

Depuis 1971, pour financer la formation professionnelle, tous les employeurs sont contraints de payer une « participation », établie en fonction de leur effectif et de leur masse salariale. Celle-ci est versée à une structure agréée par l’État dont dépend leur entreprise : un organisme paritaire collecteur agréé ou OPCA. Les fonds collectés par chaque OPCA sont censés être mutualisés pour servir à financer en retour les formations jugées prioritaires par leur conseil d’administration paritaire, puisque composé équitablement de représentants d’employeurs et de salariés.
Au centre de toute l’architecture du financement de la formation professionnelle, les OPCA sont donc des structures au statut hybride : organismes de droit privé gérant des budgets colossaux institués par une obligation légale.
Ils ne sont pas des institutions publiques et l’État ne peut intervenir directement dans leur gestion.
Même la nature des fonds qu’ils gèrent est confuse. Privés ou publics ? Bien que collectés en vertu d’une obligation publique et afin d’assurer une mission d’intérêt général, ils seraient de nature privée.
Tous les rapports critiquent l’opacité de gestion des OPCA. Bien que le « A » d’OPCA signifie « agréé », la fréquence des contrôles des OPCA est encore plus faible, quasi-nulle. En 2003, le contrôle d’OPCAREG avait été demandé à l’administration par sa propre direction devenue incapable de maîtriser les dérives. L’effectif de faux stagiaires était passé de 128 en 1997 à 19 000 en 2001. Bilan : 19,8 millions d’euros détournés, 21 personnes envoyées en correctionnelle, 5 peines d’emprisonnement ferme. Le scandale fut tel qu’il fut rebaptisé OPCALIA … sans que son agrément ne lui soit retiré.

Les OPCA payent sans contrôle approfondi

Les fraudeurs ont compris que le contrôle des OPCA se limite à vérifier que les documents nécessaires sont présentés, même s’il s’agit de faux parfois grossiers. Dans le meilleur des cas les OPCA signalent leurs doutes aux agents de contrôle, déjà submergés de signalements.

Imaginez un coffre-fort au fond d’un labyrinthe, grand ouvert et généreusement approvisionné. Une fois découvert ce trésor inépuisable on imagine aisément que son itinéraire va se diffuser à une vitesse exponentielle à des escrocs toujours plus nombreux et plus voraces.

Il existe désormais des réseaux de dizaines d’organismes de formation organisés de façon quasi-industrielle pour détourner par dizaines de millions le juteux réservoir de la formation professionnelle. Coquilles vides, sans locaux ni formateur ils recourent aux services de centres d’appels délocalisés et d’équipes de démarcheurs aguerris à abuser de la crédulité des gérants de TPE et PME, leurs cibles privilégiées. Ils sévissent en toute impunité en fournissant les fausses documents aux OPCA qui paient sans rechigner ces formations fictives.

L’angélisme et l’inertie coupables de la DGEFP

Les similitudes avec la gigantesque escroquerie à la taxe CO2 (entre 1,6 et 2 milliards d’euros détournés en France) ont de quoi inquiéter. Un des escrocs avait déclaré au tribunal « C’était comme laisser les clés sur une Ferrari garée à La Courneuve. Elle n’aurait pas tenu une heure. ». Il aura fallu cinq mois (et quelques centaines de millions supplémentaires détournés) pour que le ministre Eric Woerth suive enfin la mesure préconisée et mette fin au trafic français en supprimant la TVA.

La formation professionnelle est elle aussi un immense réservoir criblé de fuites systémiques. Elle attise les mêmes tentations cupides et l’administration présente la même impuissance durable à juguler ces détournements. Ce sont actuellement des réseaux de dizaines d’organismes de formation qui détournent des dizaines de millions. Faudra-t-il attendre le seuil des centaines de millions voire du milliard pour que l’État réagisse enfin ?

Alors même que des solutions simples existent : améliorer la coordination entre l’État et les OPCA par un système informatique commun, contraindre les OPCA à renforcer leurs contrôles, prévenir la fraude par des campagnes de communication, rendre publiques les sanctions à l’égard des fraudeurs. Solutions toutes ignorées par l’administration centrale.

La nouvelle réforme ignore ces dérives

Avec une sidérante autosatisfaction, Michel Sapin a considéré que la formation professionnelle serait désormais refondée "pour 40 ans". En ce qui concerne le contrôle, la réforme est pourtant à l’identique des précédentes : seules quelques adaptations mineures ont été intégrées et la masse contrôlable, déjà excessive, sera alourdie des 2 milliards d’euros supplémentaires de la taxe d’apprentissage. Sans effectif supplémentaire, bien sûr.

Le processus d’élaboration de nos lois se répète : les négociations entre partenaires sociaux sont pilotées par un MEDEF surpuissant et menées au pas de charge par un gouvernement pressé. Méconnue, la question du contrôle n’y est presque jamais abordée et pour cette partie la loi est rédigée par quelques hauts fonctionnaires de la DGEFP qui méprisent les propositions des agents de terrain et dénient l’ampleur croissante des fraudes. Enfin, aucun parlementaire ne prend le temps d’écouter les représentants des agents de contrôles et la réforme est une nouvelle occasion manquée.

Miraculeux pouvoir des médias, quelques jours après la révélation par Médiapart de cette « gigantesque escroquerie à la formation professionnelle » une information judiciaire était enfin ouverte. Puis le gouvernement déposait in extremis au sénat un amendement qui prévoit d’introduire des principes de qualité dans les formations. Des négociations devraient s’ouvrir pour définir de bonnes pratiques qui devraient être reprises dans un décret d’application. Parfois le chemin est long…

Les fraudes à la formation professionnelle sont à la fois massives et indolores pour leurs victimes. Mais quand Pôle Emploi ou votre employeur vous refusera une formation en raison d’un manque de financement, vous saurez désormais pourquoi.


Article publié le jeudi 20 mars 2014